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Pratique d’alphabétisation à distance en période de confinement

À distance, les apprenants peuvent aussi être moteurs de leur apprentissage

Un article du Journal de l’alpha 224 : Méthodes pédagogiques.

La contrainte peut être source de créativité et de renouveau. Le contexte pandémique nous a amenés à proposer des configurations inédites. Pour des personnes infra­scolarisées, choisir de s’engager en toute connaissance de cause dans une formation à distance ne constitue pas une évidence. Un travail de clarification en amont s’avère fondamental ainsi qu’un accompagnement soutenu tout au long de cette période de formation.

L’article qui suit présente une pratique expérimentale de formation à distance, via smartphone, avec les participants du groupe alpha de Virton avec lequel a été entrepris un travail d’alphabétisation au numérique et par le numérique, de novembre 2020 à février 2021.

Dominique Herbeuval,
formatrice à Lire et Écrire Luxembourg.

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En période de confinement, l’autonomisation progressive des apprenants au travers des outils de visioconférence a fait partie intégrante du processus d’alphabétisation. Les apprenants ont pu conscientiser que le smartphone n’était pas seulement un outil de communication et d’information, mais pouvait aussi devenir un outil d’apprentissage au travers duquel les éléments échangés et travaillés, en synchrone comme en asynchrone, pouvaient commencer à faire sens. Si le distanciel n’équivaut pas au présentiel, il était ici question de développer modestement une modification des représentations et des rapports sociaux qu’induit le monde digital, en formation d’adultes comme en milieu scolaire.

Contexte

La crise du covid-19 et les mesures sanitaires prises par les autorités ont amené l’interdiction de la formation en présentiel dans les groupes de Lire et Écrire. La régionale de Lire et Écrire Luxembourg a réagi à cet empêchement par diverses démarches et notamment la mise en place de formations exploratoires à distance. Ces démarches ont été précédées par un état des lieux, réalisé avec l’ensemble des apprenants de l’association, afin d’identifier avec eux leurs réalités digitales. Celles-ci ont ensuite fait l’objet d’une analyse.

Pour les personnes en alphabétisation, les obstacles à la formation en ligne sont nombreux et de plusieurs ordres : technique, économique, organisationnel, identitaire, culturel, etc. L’enjeu de cette action a donc été de tenter de lever les freins à l’accès aux droits à l’information, à la communication et à la formation. Pour ce faire, il a d’abord été nécessaire d’échanger avec les apprenants de manière explicite sur leurs blocages et d’élaborer avec eux des pistes de solutions tant au niveau individuel que collectif. D’emblée, les apprenants ont été considérés comme acteurs de leur formation à distance.

Au-delà de la résolution de problèmes techniques, lors des visioconférences qui ont précédé la mise en place de la formation à distance, l’accent a été mis sur la question même de l’apprentissage en ligne. Comment je m’organise ? Comment j’entrevois une formation en alphabétisation modulée de la sorte ? Que puis-je apprendre ? À cette occasion, comme jamais auparavant, la question du « pourquoi et comment je viens en formation, du pourquoi et comment je me connecte à ma formation, à notre formation » a fait surface.

Le groupe et l’horaire de formation

Il s’agissait d’un groupe relativement stable de onze personnes, sous le tutorat de deux formatrices, à raison de deux jours de formation par semaine. Le groupe était mixte et hétérogène de par les niveaux de compétence, les capacités d’apprentissage, les cultures et origines des apprenants.

En concertation avec les apprenants et les formateurrices, l’institution a modifié sa proposition de formation habituellement de 5h30 en présentiel et en collectif à des modules de 1h30 en distancié et en sous-groupes. Cette configuration s’est avérée la mieux adaptée aux différents contextes de travail des formateurrices et des apprenants, pour qui 5h30 d’apprentissage par écrans interposés était inconcevable pour de nombreuses raisons. Sept apprenants du groupe sur les onze ont accepté de poursuivre leur formation à distance selon ces nouvelles modalités.

Les objectifs

Les objectifs étaient les suivants :

  • Permettre aux apprenants de poursuivre leur parcours d’apprentissage personnel en surmontant les difficultés dues aux restrictions sanitaires.
  • Vaincre les réticences quant à la modification de l’approche de la formation.
  • Adhérer à une prise en charge plus personnelle de l’apprentissage.
  • S’autoriser à changer de regard sur la formation et créer une autre relation apprenant-formateur.
  • Combattre les craintes liées à l’utilisation des nouvelles technologies numériques.
  • Trouver du sens à la formation via ce dispositif d’apprentissage et s’autoriser à apprivoiser le numérique.

La mise en place

La première étape dans le processus de formation à distance du groupe a été de définir collégialement les besoins techniques et procéduraux à mettre en place quant à une approche de formation à distance.

Pour ce faire, nous (les formatrices) avons contacté les apprenants par téléphone et recensé leurs compétences et moyens numériques, leurs difficultés d’utilisation et d’organisation afin de percevoir les changements de dynamique motivationnelle que le passage à la formation à distance impliquait pour chaque apprenant.

En fonction des réponses obtenues, nous avons identifié sept apprenants ayant d’une part le matériel adéquat et d’autre part l’intention de poursuivre leur formation différemment. Une autre approche de la formation (en présentiel individuel et/ou par téléphone) a été proposée aux quatre autres apprenants.

D’un commun accord entre formatrices et agente de guidance, le groupe a été scindé sur base des compétences pédagogiques de chacun en deux sous-groupes respectivement de trois et quatre personnes. Chaque sous-groupe a bénéficié de 1h30 de formation à distance en utilisant l’application WhatsApp, et ce à raison de deux fois par semaine.

À date et heure fixes, chaque apprenant a été individuellement invité à rejoindre son groupe WhatsApp, permettant ainsi à la formatrice de prendre contact et/ou de régler les éventuels problèmes techniques au fur et à mesure des connexions.

La seconde étape a été de définir le projet pédagogique. Personnellement, je suis restée soucieuse de continuer à développer le projet commun du groupe établi et validé collégialement par les apprenants et les formatrices en début de formation, en septembre 2020. Il s’agissait d’un travail sur l’actualité à partir de la lecture d’articles et de documents. Et ce dans le but :

  • de garder la motivation de chacun en marquant la continuité du projet entamé ;
  • de renforcer l’idée que la formation, même à distance, garde toute son importance ;
  • de prouver que les moyens techniques utilisés ne sont que des outils pour atteindre des objectifs d’apprentissage.

L’action pédagogique [1]

La formation à distance a contraint les formatrices à innover et à faire preuve de créativité et d’ingéniosité en modifiant l’approche et les méthodes d’apprentissage établis par des années de face-à-face en présentiel. Certains apprenants l’ont perçu et ont saisi l’opportunité pour changer leur rapport entre eux et avec nous, et surtout pour se responsabiliser par une prise en charge personnelle et adaptée de leur formation. En outre, ils ont accepté majoritairement notre proposition de compléter leur temps de formation raccourci par du travail à domicile.

Avec le sous-groupe plus avancé

Avec les apprenants de ce sous-groupe, les activités proposées concernaient deux projets.

Le premier projet concernait la poursuite du projet entamé en septembre 2020, à savoir la lecture et les réponses à des questions sur des sujets d’actualité. Les apprenants recevaient un lien internet vers un article de presse ou un autre document qu’ils étaient invités à lire, puis invités à répondre à un questionnaire établi par la formatrice et qui leur était envoyé sous forme de photo d’une feuille manuscrite via WhatsApp.

Les corrections des réponses au questionnaire suite à la lecture des articles permettaient ensuite de lancer des débats. Même à distance, les apprenants avaient ainsi l’occasion de s’exprimer et de s’investir dans des échanges verbaux. Il s’est aussi avéré que certains apprenants prenaient l’initiative de se documenter sur le sujet à débattre et prenaient le temps de préparer leur argumentaire en vue du débat à venir, ce qui était révélateur d’une maturité d’apprentissage accrue et d’un beau progrès dans leur chemin d’émancipation personnelle.

Le second projet était neuf quant à lui. Il concernait la rédaction d’un récit pingpong, c’est-à-dire que, sur base d’une introduction rédigée par la formatrice, une histoire a été construite par les différents membres du groupe qui sont intervenus successivement dans son écriture. Pour ce faire, la formatrice a donné des consignes au début du travail et chaque ajout dans l’histoire lui a été remis hebdomadairement pour correction. Concrètement, les échanges se sont faits via WhatsApp : l’apprenant envoyait une photo de son texte manuscrit à la formatrice qui, ensuite, la lui renvoyait corrigée avec une explication grammaticale des erreurs relevées. L’apprenant avait alors le loisir de demander un supplément d’explication à chaque début de séance. C’est l’apprenant « écrivain » du début de l’histoire qui a terminé le récit.

Ce travail de longue haleine a permis aux apprenants de s’investir dans un projet commun et d’avoir la responsabilité de tenir leur engagement dans le groupe de travail. Cet exercice de rédaction régulier a par ailleurs offert à la formatrice l’opportunité d’identifier au mieux les lacunes et difficultés de chaque apprenant et d’y pallier progressivement.

En complément, des exercices de grammaire ou des dictées en lien avec les difficultés et lacunes identifiées par la formatrice dans les divers écrits des apprenants leur étaient régulièrement transmis. Le suivi s’établissait ensuite sous forme d’allers-retours (questions-réponses, etc.).

Avec le sous-groupe plus débutant

Avec les autres apprenants du groupe, plus débutants, l’action pédagogique s’est essentiellement concentrée sur l’apprentissage de l’écriture, en apprivoisant graduellement les sons au travers de dictées et la mémorisation de mots du vocabulaire orthographique de base (VOB).

Concrètement, les mots à acquérir étaient préalablement présentés et transmis aux apprenants via WhatsApp sous forme d’un document PDF, et ce deux jours à l’avance. Le jour de la formation à distance, les nouveaux mots et ceux acquis précédemment étaient dictés par la formatrice sous forme de phrases simples. Les apprenants les écrivaient sur une ardoise et, par écran interposé, proposaient leur écrit à la formatrice pour correction orale. À l’issue de la séance, cinq phrases récapitulatives des acquis du jour étaient proposées par la formatrice via un message audio sur WhatsApp. Les apprenants étaient libres de lui remettre leur écrit avant la session suivante, sous forme d’une photo transmise également par WhatsApp. Ensuite, la formatrice leur renvoyait une photo de leur écrit avec les éventuelles corrections à apporter.

Évaluation

L’évaluation est le fondement même de l’activité de formation. Verbaliser sur son chemin d’apprentissage conduit à mieux se situer. Cette expérience de distanciation, à la fois forcée et choisie, a mobilisé des compétences méta­cognitives nouvelles chez les apprenants. La formation à distance et ses outils ont pu ainsi être démystifiés. Ils sont devenus libérateurs et non plus subis.

Si la formation à distance a été un facteur de stress pour beaucoup, le fait de surmonter leurs angoisses « en équipe » a permis aux apprenants d’apprivoiser la difficile approche du numérique. Elle leur a aussi donné l’opportunité d’entrevoir un autre usage du numérique, répondant à un besoin précis dans leur parcours de formation.

La proposition de travaux à domicile, tout en laissant les apprenants libres de leur investissement et du temps qu’ils voulaient ou pouvaient y consacrer, leur a permis de changer leur regard sur la formation et a suscité chez certains l’envie et le besoin de s’investir plus personnellement dans leur parcours d’apprentissage. Le travail à distance, de par son organisation, demande un engagement plus personnel et une concentration accrue sur un temps de travail plus court, ce qui a rendu possible une progression pédagogique non négligeable chez chacun d’eux, entrainant une autoévaluation positive.

Les apprenants se sont autorisés à quitter leur « zone de confort » pour découvrir une offre de formation différente de celle qu’ils avaient connue jusque-là et s’essayer à une configuration novatrice générant des progrès inattendus au départ.

La mise en place en groupe, formatrices comprises, de la formation à distance, avec tout ce que cela a impliqué tant au niveau organisationnel que pédagogique, a aussi resserré les liens entre les membres du groupe et changé le rapport entre les apprenants et les formatrices. Ces dernières ont été plus souvent considérées comme partenaires dans un projet commun. Cette expérience d’autonomisation a ainsi redynamisé la motivation personnelle et bousculé la vision du groupe sur son pouvoir d’apprendre et d’agir.

Perspectives

Le groupe a repris la formation en présentiel le 22 février 2021. Ce retour en présentiel a également vu le groupe gagner en assurance, l’expérience ayant ouvert le champ à d’autres possibilités de communication. Certains apprenants ont émis l’idée et l’envie de s’ouvrir vers l’extérieur avec le besoin de partager et d’échanger avec d’autres groupes via les TIC. Cette demande a été mise à l’étude et devrait faire l’objet d’une future analyse.


[1Dans le sens défini dans le glossaire, p. 9 de ce numéro (p. 11 du PDF).