L’écriture est un outil parmi d’autres à disposition de l’être humain pour tenter de comprendre et de faire comprendre les pensées qui le travaillent, les visions de ce qu’il perçoit du monde et de lui-même. Cependant, l’écriture souffre tellement de comment elle est apprise, son aspect technique est bien souvent privilégié par rapport au pouvoir de penser et de dire qu’elle nous donne. Nous le constatons régulièrement dans notre pratique d’animatrices d’ateliers d’écriture. Alors comment mettre des professionnel·le·s en cheminement dans et avec l’écriture quand ils se trouvent contraints et à l’étroit dans un cadre administratif précis ou pris par le manque de temps ? Et comment aborder avec eux ce pouvoir que donne l’écriture ?

« Mon asbl, mon archipel » Tous capables de penser l’association

Anne Ferrard, écrivaine et animatrice d’ateliers d’écriture
Pascale Lassablière, animatrice d’ateliers d’écriture et créatrice des Ateliers Mots’Arts

Le point de départ

En mars 2021, la régionale de Lire et Écrire Bruxelles, dans le cadre de sa mission de Centre régional pour le développement de l’alphabétisation et du français pour adultes (CRÉDAF), nous sollicitait pour un accompagnement des associations bruxelloises reconnues en Cohésion sociale dans la rédaction de leur demande d’agrément pour les cinq années à venir. Ces associations œuvrent dans de nombreux domaines : écoles de devoirs, alphabétisation, soutien à la parentalité, lutte contre les discriminations, interculturalité, citoyenneté, et bien d’autres. La demande était plus précisément de soutenir les équipes (directions, coordinations pédagogiques, actrices et acteurs de terrain…) dans la formalisation de leur travail et l’argumentation de leurs choix professionnels pour organiser l’action.

Parfois la forme et le langage des formulaires parlent peu aux acteurs de terrain. Ils sont perçus comme fastidieux et génèrent un grand stress car les enjeux sont grands, liés aux moyens financiers et aux emplois, et souvent la survie de l’association en dépend. Près de 80 associations ont manifesté un intérêt pour la proposition d’accompagnement. Dès lors, nous avons réfléchi à un module qui pourrait se répéter afin de pouvoir les accueillir toutes, en plusieurs groupes.

Au-delà du formulaire, viser une écriture qui porte l’action collective

Nous voulions proposer quelque chose qui (re)donne confiance en l’écriture, particulièrement celle du travail, que cette écriture injustement qualifiée de « littérature grise » se pare des couleurs subjectives qui font l’identité de chaque lieu, de chaque équipe, de chaque histoire d’association. C’était un défi, et il nous a plu. Cette aventure a été sans doute l’une des plus riches de notre expérience d’animatrices d’ateliers d’écriture.

Nous avons commencé par lire les textes de référence, à savoir le décret Cohésion sociale et son arrêté d’exécution1. Il nous fallait penser un pont entre le langage froid du cadre administratif et l’expression de la pratique quotidienne, chaleureuse, navigant dans les essais-erreurs pour construire du lien et de l’humain. Autrement dit, que les participants osent raconter leur action avec leurs mots et qu’ils puissent les associer avec les questions jargonisantes du formulaire.

Assez rapidement, nous avons pensé à Édouard Glissant, le philosophe martiniquais de la pensée archipélique et du Tout-monde2. Un penseur clé pour celles et ceux qui s’intéressent aux pratiques de l’Éducation nouvelle3.

Ce concept nous parlait car les associations travaillent à la fois en relation avec un quartier mais aussi en évoluant dans la prolongation d’une histoire (parfois très longue). Elles agissent en loyauté à des valeurs, avec engagement, tout en étant prises dans le monde et ses mouvances. Leur action, elles la portent avec des moyens humains, financiers, matériels, et avec des désirs et projets nourris par un imaginaire collectif. Cette vision de l’archipel allait nous permettre de travailler la représentation de l’association dans sa globalité et sa complexité, en tenant compte de ses relations et contraintes multiples et particulières.

Nous avons décidé de proposer aux participants de travailler à partir d’un extrait d’une conférence d’Édouard Glissant sur la pensée archipélique – l’archipel comme système, les iles étant reliées les unes aux autres tout en étant séparées. À distance du jargon technique, Édouard Glissant a fait le choix de la poésie pour s’exprimer, ce qui n’enlève rien à son pouvoir d’analyse fine et rigoureuse. Un choix de mots qui est aussi politique, car il s’agit bien de penser le monde, à partir des détails qui le constituent tout en sachant que l’on n’a jamais fini de faire le tour de « son monde », pour nous celui de l’association. Ce qui nous suggérait une autre idée forte : lutter contre une pensée globale et uniformisante du monde, comme s’il était fait d’un bloc dans lequel l’originalité des lieux se perd dans une vision dominante.

Nous voulions aussi lutter contre l’idée que, dans les associations, il faudrait une personne chargée d’écrire pour les autres les rapports et formulaires, traduisant en langage formaté et administratif ce qui se vit dans les groupes, dans les évènements, les projets… comme si cette écriture était du domaine de celle ou celui qui en aurait les compétences et le savoir, et comme si cette activité d’écriture ne pouvait pas faire partie de la vie des groupes.

Écrire ce qui se vit dans l’association, c’est se donner la chance de prendre conscience de son parcours, questionner son histoire, apporter une pierre à son devenir. Ce qui nous intéressait, c’était d’éveiller ou de réveiller le désir d’écrire ce récit, et de donner les moyens à toutes celles et ceux qui font vivre les associations – membres du personnel, publics, volontaires, membres du conseil d’administration – de participer pleinement à cette écriture. Nous voulions un dispositif simple, mais qui ne renonce pas à la complexité, quelque chose qui soit efficace et jubilatoire, et enfin, quelque chose qui donnerait envie aux professionnels de le proposer à leur manière dans leur groupe de formation et/ou à leur équipe. Mon asbl, mon archipel : un titre poétique, à la fois mystérieux et surprenant pour évoquer la Cohésion sociale, qui propose une image claire, celle de l’archipel.

Nous disant qu’il est plus facile de défendre un dispositif dans son équipe quand on l’a vécu à deux, chaque association était invitée à mandater deux travailleurs, dans la mesure du possible, pour participer au module. Et puis venir à deux, c’était déjà ouvrir la porte à la confrontation de points de vue différents.

Un dispositif sur trois journées

Les participants travaillent en groupes de 4 ou 5. À chaque table 2 ou 3 associations sont représentées ; parfois elles se connaissent, parfois pas. Chaque module regroupe une dizaine d’associations.

Jour 1 : L’association vue du ciel pour en avoir une vision globale

Les participants réalisent deux constructions de l’asbl-archipel :

  • Une première où chaque association liste tout ce qui la compose en ratissant large : locaux et objets, moyens, valeurs… Puis ces éléments sont rangés dans 5 enveloppes, métaphores de l’archipel et de ses iles. Chaque enveloppe a un nom : Histoire (l’histoire de l’association), Engagement (ses fondements), Paysages (son implantation géographique), Économie (son fonctionnement, ses charges, ses soutiens, ses partenariats). La cinquième enveloppe est prévue pour des éléments autres.
  • Une deuxième construction se fait plastiquement : sur une affiche, par collage, en injectant des éléments de sa réalité associative (extraits de rapports, photos d’activités…).

En fin de journée, on commence à se frotter au jargon administratif.

Jour 2 : Faire parler les iles

Il s’agit pour les participants de voyager dans les iles et de fabriquer ainsi du récit (une matière de base qui sera utile par la suite au moment de compléter le formulaire).

Pour chacune des iles, une forme d’écriture est explorée :

  • L’ile Histoire : un récit narratif : Il était une fois l’asbl…
  • L’ile Paysage : un texte descriptif pour un guide cartographique fictif des associations bruxelloises.
  • L’ile Économie : une liste non exhaustive de termes s’y rapportant que nous faisons de manière jubilatoire et non exhaustive.
  • L’ile Engagement : une interview d’une personne en lien avec l’asbl (bénéficiaire, membre fondateur, membre du personnel, volontaire, personne qui vend des sandwichs dans le magasin d’en face).

Lecture croisée des productions

C’est une pratique que nous utilisons sous différents formats tout au long de la formation et qui permet aux participants de donner et de recevoir des questions, suggestions, remarques des collègues et comparses en présence – tous engagés dans des asbl aux objectifs humains similaires, et soumis aux mêmes craintes et contraintes. Ces apports sont essentiels et soulignent l’importance de l’échange entre pairs, le besoin de reconnaissance et le désir de se retrouver dans un climat coopératif soutenant et non jugeant.

Complexifier, revenir à une vision globale

L’archipel est situé dans une mer, un océan.

On revient à la représentation plastique du premier jour que l’on complexifie en s’appuyant sur la métaphore des courants marins, les chauds, les froids, les tourbillonnants, les soutenants, les soumis aux vents contraires… sachant que l’archipel est ancré dans une mer nommée « Cohésion sociale ».

Jour 3 : Faire le point et préparer la suite

On construit un visuel pour se représenter l’association du point de vue de l’activité. On revient à quelque chose qui se rapproche du format administratif du formulaire.

Sur une grande affiche, ce visuel est divisé en 4 parties :

  • Les activités en cours et celles qui sont en prévision (tout ce qui fait la vitrine de l’association en quelque sorte).
  • Les objectifs annoncés et ceux qui sont invisibles (ceux qui n’entrent pas forcément dans la demande exprimée dans le formulaire, mais qui sont bien présents).
  • Les publics : ceux qui viennent à l’association et ceux que l’on aimerait voir venir, ceux qui sont visés par le décret Cohésion sociale.
  • Les tensions que provoque cette vision de l’association, l’impact de cette vision et des tensions qui en résultent sur le travail.
  • L’évaluation : afin de porter un regard analytique sur l’association du point de vue de ses activités, nous proposons aux participants d’écrire un article pour un journal spécialisé, une année après avoir obtenu l’agrément. Sans surprise, ils y parlent de leur cadre de travail où les injonctions des pouvoirs subsidiants sont bien présentes.

Pour conclure

Nous avons animé ce module à neuf reprises, ce qui signifie que nous avons touché environ 80 associations et une centaine de participantes et participants aux fonctions très variées : encadrement (direction, coordination) et terrain (animation, formation).

Nous avons cherché à faire vivre l’écriture en espérant l’avoir émancipée d’un regard jugeant et discriminant, en amenant les participants, par le partage de textes notamment, à se sentir capables de l’explorer dans leur propre univers de mots, de styles,
de formes. « On écrit pour être lu », dit-on souvent dans nos ateliers. Nous avons cherché à faire vivre un moment intense, quelque chose qui renforce l’estime de soi dans sa capacité à penser son travail et à partager cette pensée.

Voici quelques paroles de participant·e·s sur le pouvoir de l’écriture tel qu’il a été expérimenté lors de la formation :

  • « [L’écriture] permet de déprogrammer le cerveau, de se réapproprier les notions, les concepts, pour retrouver un sens par rapport au terrain. »
  • « [Elle] aide à repenser le mot. »
  • « C’est un chalenge. »
  • « C’est un puissant outil. »
  • « L’imaginaire, ça libère la plume ! »
  • « Ici j’ai appris à me libérer : une consigne ça s’interprète toujours, et je peux même la contourner ! »
  • « C’est un luxe cette formation. Quand il faut écrire, d’habitude je râle, mais dans cette configuration collective, c’est tout différent. On se retrouve entre professionnels d’un même secteur, on se rencontre par l’écriture et j’apprécie de passer par tous ces styles, du narratif au dialogue, tout cela rend le module très vivant. »

Les participant·e·s ont aussi bien perçu en quoi le dispositif de formation que nous leur avons proposé leur a permis de mieux connaitre le projet de leur association, de le réfléchir et de le formuler avec leurs propres mots :

  • « Avec l’ile Histoire, on voit d’où on vient, et comment est née l’asbl » (une participante nouvellement embauchée).
  • « On sort des cases dans lesquelles on se sent obligé de se ranger, du coup, on voit ce qu’on fait différemment. »
  • « J’ai l’impression qu’on est en train de déjargonniser la manière de dire notre travail, et ça fait du bien de pouvoir utiliser nos mots à nous. »
  • « On ne prend pas le temps habituellement d’écrire et de penser notre travail. On écrit ce qu’on nous demande pour un formulaire, mais là c’est différent, on s’arrête pour faire le point. »

Ce vécu d’écriture libérée et partagée constituera une ressource pour rédiger leur demande d’agrément à la Cohésion sociale – « [C’est] une expérience joyeuse, qui servira de carburant au PCS4 » –, même si certain·e·s n’ont pu s’empêcher d’y voir deux logiques différentes, voire de ressentir une certaine frustration face aux limites posées par l’Administration :

  • « En venant à cette formation, j’avais peur que cela soit fort axé sur le Plan quinquennal si formel, mais en fait cette écriture témoigne de l’engagement humain, et j’en ressors fière et nourrie. »
  • « Je me demande si ce qu’on écrit ici va nous servir pour remplir le formulaire du Plan quinquennal, on est toujours limité dans le nombre de signes. Et puis on ne sait pas trop à quelle sauce on va être mangé. »

Au-delà, nous pensons que le dispositif pourrait devenir un réel outil de compréhension de l’association par toutes celles et ceux qui la font vivre au quotidien. Comment serait représentée l’asbl-archipel par les enfants de l’école de devoirs, les ados des activités sportives, ou les apprenants qui viennent aux cours d’alphabétisation ? Que diraient-ils de son histoire ? Comment traduiraient-ils leur perception du quartier ? Et comment se positionneraient-ils en ce qui concerne les notions d’engagement, de cohésion sociale ? Un dispositif qui invite à penser la participation à tous les niveaux avec les protagonistes qui nourrissent l’association au fil des jours, qui pourrait devenir un outil de travail pour permettre à toutes et tous de s’approprier leur association comme terrain de vie et d’émancipation.

Traces des modules Mon asbl mon archipel à lire en complément :
https://lire-et-ecrire.be/Mon-ASBL-mon-archipel
Vous y trouverez : le dispositif proposé et son évolution,
les repères théoriques des deux animatrices, des extraits
des productions des participant·e·s…


  1. Décret du 30 novembre 2018 et arrêté d’exécution du 20 juin 2019, publiés respectivement au Moniteur les 26 février et 18 juillet 2019 : https://etaamb.openjustice.be/fr/decret-du-30-novembre-2018_n2019010696.html et https://etaamb.openjustice.be/fr/arrete-de-la-commission-communautaire-francaise-du-20-_n2019041434.html
  2. Voir : www.edouardglissant.fr/penseearchipelique.html et www.edouardglissant.fr/toutmonde.html
  3. Voir par exemple l’atelier d’écriture imaginé par Odette et Michel Neumayer, s’inspirant de la pensée d’Édouard Glissant : La poésie même du chaos-monde, https://lelien.org/wp-content/uploads/2016/05/O-M-Chaos-monde.pdf
  4. Plan de Cohésion Sociale.