Fréquemment étiquetées de « profiteuses du système », d’« assistées sociales »,d’« incapables à se prendre en main », les personnes en situation de pauvreté sont souvent culpabilisées et responsabilisées quant à leur propre sort. Loin de ces clichés, Christine Mahy, figure emblématique de la lutte contre la pauvreté, invite à changer de regard sur cette question et cherche à faire bouger les politiques publiques en ce sens...

« Lutter contre la pauvreté, c’est donner de l’amplitude aux personnes »

Entretien avec Christine Mahy, Secrétaire générale et politique du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté et Présidente du Réseau belge de la lutte contre la pauvreté
Propos recueillis et mis en forme par Aurélie Leroy, Lire et Écrire Communauté française

Pourriez-vous nous présenter le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté ? Quels sont ses objectifs, son historique et ses modalités d’actions ?

Le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté a été fondé il y a 25 ans à l’initiative d’associations regroupées en association de fait et s’appelait à l’origine Le Forum contre les inégalités. Ces associations porteuses militaient pour le droit à l’énergie et au logement notamment. La démarche collective avait pour but d’être plus fort dans l’interpellation politique. Ces acteurs se sont constitués en asbl en 2003. Le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté compte à l’heure actuelle 25 associations. Il fait partie du Réseau belge de lutte contre la pauvreté (BAPN) regroupant les partenaires flamands, bruxellois1 et germanophones, ce qui permet de porter des revendications à l’échelle nationale et européenne. ll existe également une structure européenne, le Réseau européen anti-pauvreté (EAPN). Au niveau wallon, nous sommes composés principalement d’associations faisant du travail de première ligne et s’intéressant aux causes à l’origine des inégalités qui génèrent la pauvreté.

Notre approche est participative et s’inscrit dans l’Éducation permanente. L’accès et l’exercice des droits des personnes sont notre porte d’entrée. On travaille avec les personnes qui connaissent, vivent la pauvreté et l’exclusion pour faire émerger les enjeux, définir les modes d’actions, construire une parole collective. On a des facilitateurs/facilitatrices en prévention des inégalités. Ce sont des personnes qui ont vécu d’une façon ou d’une autre la pauvreté, l’exclusion, la confrontation aux institutions, les injustices, etc. et qui ont envie d’être impliquées dans un combat pour plus de justice sociale. On ne fait pas de défense sectorielle. Par exemple, on travaille actuellement sur la réforme fiscale. Au niveau de l’alimentation, le gouvernement fédéral souhaite réduire à 0% la TVA sur les fruits et légumes et relever celle de la viande, des produits laitiers et du pain de 6 à 9%. Mais les personnes en situation de pauvreté seront les grandes perdantes car elles ont besoin avant tout des produits rassasiants comme du pain. Nous souhaitons aussi que la diminution de la TVA sur l’énergie profite aux personnes à bas revenus, à celles qui en ont le plus besoin et que le statut de cohabitant soit enfin supprimé2. Nous travaillons aussi sur la réforme de l’accueil temps libre3, nous rencontrons les familles concernées et recueillons leurs témoignages et propositions. 

On assure le fil rouge pour gagner politiquement des combats afin que la situation change pour les gens. C’est très important de suivre l’agenda politique. On combat et on prend position. Les victoires que l’on peut conquérir, petites ou moyennes, nous les prenons pour faire évoluer les choses. On organise aussi des rencontres entre les personnes en situation de pauvreté et des personnes politiques, des économistes, des chercheurs, etc.

Comment définissez-vous la pauvreté ? Et quels liens faites-vous entre la pauvreté et l’analphabétisme ? Travaillez-vous ces questions et/ou avec ce public ?

Les personnes qui sont en situation de pauvreté traversent la vie en étant soumises à des épreuves quotidiennes permanentes pour simplement vivre. Elles traversent la vie dans le trop peu de tout. Ce que l’on entend par « le trop peu de tout » est issu d’un travail que l’on a fait avec des témoins du vécu militants qui connaissent et vivent la pauvreté. Il y a des richesses multiples dans une société. Certaines personnes y ont accès et d’autres pas en raison des inégalités sociales en général. Que met-on derrière le mot « richesses » ? On entend les richesses matérielles car il faut une somme d’argent pour vivre, pour échanger, etc. C’est-à-dire le revenu, le logement, l’eau, l’énergie… Le logement est très accablant pour les gens : il peut solliciter les ¾ des revenus, être passoire, être localisé loin de tout et rendre la mobilité problématique, avoir des cloisons fines et donc créer des problèmes de voisinage voire affecter la santé, etc. Il y a la mobilité, la santé, les richesses naturelles comme l’environnement, l’aménagement des quartiers, les espaces verts, etc. Il y a les richesses plus immatérielles : l’enseignement, la culture, le droit de partir en vacances et de découvrir du différent, etc. Il y a les richesses relationnelles, par exemple la possibilité d’avoir une multiplicité de liens sociaux dans des classes sociales variables et diverses. Quand on a toujours les mêmes liens sociaux, cela veut dire que l’on se conforte dans ce qu’on connait, on enferme la curiosité, on active la peur des différences et après, c’est plus difficile d’ouvrir le champ de la curiosité, d’aller se frotter à un autre milieu et on a l’impression de ne pas être à sa place, etc. Il y a les richesses collectives solidaires comme l’accès à la justice, aux services publics, à la sécurité sociale, etc. Et enfin, il y a les richesses privées comme le droit à la vie privée, à la liberté, à l’erreur aussi…4 

Pour moi, le lien que je fais entre l’analphabétisme et la pauvreté est la manière de maitriser une langue et de pouvoir en faire quelque chose, d’être à l’aise de l’utiliser. Plus l’espace a été réduit dans l’univers d’existence, plus le parcours scolaire a été parsemé d’échecs, plus la peur va habiter la personne sans qu’elle se rende compte. Plus l’angoisse et la certitude d’incompétence (« ce n’est pas fait pour moi ») sont là, plus c’est compliqué à ce que les volets de l’autorisation à la connaissance s’ouvrent mais aussi que la connaissance s’ancre à l’intérieur de soi. Quand on laisse des populations s’abimer dans le « trop de tout » durablement (car ils sont rendus inaccessibles, car il y a du non-recours, etc.), cela vide les gens d’un potentiel de ressources, de créativité. Car il faut bien qu’ils utilisent leurs ressources à la survie, qu’ils usent leurs forces pour essayer de manger, de mettre les enfants à l’école, de trouver un travail, de se justifier (il faut expliquer sa vie pour être aidé), de ne pas se faire avoir par des arnaques, de trouver des solutions… Je pense que cela mange les potentiels et que savoir lire, comprendre, écouter, parler est une richesse à laquelle on peut ne pas avoir accès. Lorsqu’on a des difficultés à s’exprimer, à lire et à entendre dans la nuance, on l’intériorise, outre le fait de ne pouvoir se défendre, de passer à côté d’un droit, d’être la proie de personnes peu scrupuleuses. C’est une vulnérabilité majeure.

C’est aussi important de dénoncer les causes qui sont à l’origine de la pauvreté et de l’analphabétisme pour qu’on arrête de responsabiliser les personnes et de remettre la faute sur elles. Je suis intervenue récemment à un colloque organisé par Lire et Écrire Namur sur la thématique du logement5. Les apprenants avaient beaucoup de questions à ce sujet. Cela a fait émerger un chantier incroyable sur lequel on va travailler. Il y a aussi une partie de nos militants qui sont analphabètes ou qui ont un rapport à l’écrit un peu compliqué.

Avec les crises successives (liées au COVID, à l’inflation, à l’énergie), de plus en plus de personnes sont touchées par la pauvreté ou la précarité. Les derniers plans de lutte contre la pauvreté et la réduction des inégalités sociales sont-ils, selon vous, à la hauteur des enjeux actuels ?

Non. Il y a quelques mesures qui font avancer les choses, que ce soit en Fédération Wallonie-Bruxelles ou en Wallonie. Mais elles ne sont pas à la hauteur du défi de réduire les inégalités sociales véritablement afin de prendre le chemin de la sortie de la pauvreté. Si on veut une ambition au travers de ces plans, il faut décider dans les prochains gouvernements, de mon point de vue, de mettre au cœur de la mission politique la réduction des inégalités, les enjeux climatiques et environnementaux et les enjeux migratoires. Et décider que toutes les politiques publiques doivent être au service de cela car ces trois sujets sont liés entre eux. Quelle est la satisfaction des politiques d’aller au pouvoir si ce n’est pas pour opérer des transformations majeures au niveau sociétal ? Il ne devrait plus y avoir de plan à côté mais dans chaque politique porteuse d’un droit structurant une détermination à intégrer ces éléments-là dans une stratégie, des objectifs, des chiffres, des budgets. Et à agir ! Il y a des avancées mais tant qu’on verra la lutte contre la pauvreté comme réparer des personnes qui à titre individuel sont dans le désœuvrement, en leur donnant tout juste ce qu’il faut et pas plus que tout juste ce qu’il faut…, on ne leur permettra pas de sortir réellement de la pauvreté. Lutter contre la pauvreté, ce n’est pas donner tout juste mais c’est donner de l’amplitude réelle aux personnes. Les personnes doivent pouvoir se tromper plus longtemps pour trouver le bon chemin, car quand on a été dans la merde, bien souvent, on n’est pas capables de reprendre le bon chemin tout de suite.

Il faut aussi répartir l’assiette collective autrement. Quelles personnes devraient bénéficier des maisons les plus isolées aujourd’hui ? Les plus pauvres. Celui qui a un gros portefeuille saura le faire de toute façon. Et c’est dans l’intérêt collectif. Je pense que ce qu’on fait pour le moment est un mauvais calcul. On dépense beaucoup d’argent pour ne pas sortir les gens de leurs problèmes tout en leur reprochant de couter trop cher… Car on ne met pas massivement les changements sur les droits… Le dernier plan de la Fédération Wallonie-Bruxelles est un plan rempli de bonnes intentions, il met des cadres et crée des espaces d’échanges entre les personnes mais ce n’est pas ce plan qui va faire avancer les choses massivement. Deux personnes sont en charge de mettre en œuvre les mesures transversales. Au rythme où cela va, dans 20 ans on y est toujours mais on aura arraché des morceaux au passage. Le combat continue.  


  1. Soit le Forum Bruxellois contre les inégalités, la Brussels Platform Armoede, Negen Teken Armoede, SOBAU VoG et Wohnraum für alle VoG.
  2. Voir à ce sujet : https://www.rwlp.be/index.php/educ-pop/1100-stop-au-statut-cohabitant.
  3. L’accueil temps libre concerne l’accueil extrascolaire avant et après l’école. Il comprend les activités autonomes, encadrées et les animations éducatives, les centres de vacances ainsi que les écoles de devoirs. La réforme de ce secteur vise à améliorer l’accessibilité et la qualité des dispositifs, les conditions d’emploi dans le secteur de l’Accueil et à renforcer leurs coordinations. Voir : https://www.plateforme-communautaire-catl.be/wp-content/uploads/2022/08/2022.06.01-ONE-Reforme-ATL-Contrat-de-gestion.pdf.
  4. Voir le document construit avec les militants : https://www.rwlp.be/index.php/action-politique/recommandations/344-la-lutte-contre-la-pauvrete-une-question-de-richesses-une-invitation-a-comprendre-en-quelques-graphiques-et-tableaux-document-construit-avec-et-a-partir-des-prises-de-paroles-des-temoins-du-vecu-militants-tes-au-sein-du-rwlp-mai-2015.
  5. Voir l’article dans ce Journal : Développer du pouvoir d’agir face au mal-logement : une priorité pour les « Transform’acteurs », pp. 44-53.