Le « Tous capables » est un défi ! Il renvoie l’apprenant à son histoire dans le savoir tout en refusant de la considérer de manière fataliste et déterministe : « Ce serait son sort à lui, il n’y peut rien, c’est la nature qui l’a voulu », entend-on ici et là. Ce défi implique de l’inventivité pédagogique, pour faire autrement certes, mais aussi la nécessité de « déconstruire » des postures périmées, souvent acquises au cours de formations initiales. Du côté du formateur, de la formatrice, c’est un pari qu’ils se lancent. Ils tenteront par différents moyens de le relever, ici avec bonheur, là parfois avec un sentiment d’échec. Ils refusent une supposée inégalité des sujets et des expériences. En ont-ils les moyens ? Personne ne le sait encore, mais ils agissent. Le « Tous capables » fait de la notion de parité dans le savoir une pierre d’angle en humanité.

Le « Tous capables », c’est toute une histoire !

Michel Neumayer, enseignant et formateur d’adultes
GFEN Provence et Lien International d’Éducation Nouvelle

Dans cet article, j’aborderai la question du « Tous capables » à partir de la réflexion du philosophe Paul Ricœur. Je la mettrai en relation avec un travail que je mène depuis un an avec un adulte, Mourad, « en situation d’illettrisme ». Diverses réflexions me viennent à l’esprit à le voir d’un côté renouer avec le lirécrire, de l’autre à entrer dans le monde des ordinateurs et du numérique. Je terminerai par un retour sur une animation plus ancienne conduite en 2007 avec un groupe mixte (apprenants et formateurs) de Lire et Écrire à Saint-Vaast (La Louvière).

Mon fil rouge sera de penser une double émancipation : celle de l’apprenant d’un côté, celle du formateur de l’autre. Le « Tous capables » est une affaire complexe, une traversée commune faite ici de joies, là de souffrances parfois, mais surtout un travail en profondeur sur soi !

Le « Tous capables » : une histoire toujours singulière

Construire une relation de confiance

Voici l’histoire de Mourad.

Mourad est arrivé d’Afrique du Nord à Marseille en 1968 à l’âge de dix ans. Je l’ai rencontré dans le contexte d’une association qui, depuis 20011, travaille avec des personnes dites « en situation d’illettrisme ». Mourad a comme plusieurs autres personnes eu la possibilité de produire une manière de récit de vie (j’y reviendrai). Il travaille dans la même ville que moi et une rencontre amicale a fait que nous avons décidé de reprendre ensemble le chemin du lirécrire.

Mourad est porté par un désir de savoir qui, au fil des années, lui a permis de devenir agent technique de la Ville (nettoyage, entretien des espaces publics), mais aussi citoyen apprenant qui fréquente le Centre régional Ressources Illettrisme (CRI). Il est par ailleurs pompier volontaire. Il a participé au sauvetage de personnes dans le contexte d’un effondrement d’immeubles insalubres dans la grande ville voisine. Il dispose de nombreux savoirs techniques et humains : intervention de secours sur la route, conduite d’engins, relations au travail.

Qui suis-je pour m’être engagé dans cette aventure avec lui ?

Mourad ne sait pas que, pendant de nombreuses années, j’ai enseigné les langues en lycée et collège. Que j’ai travaillé dans la formation d’adultes. Que je porte depuis très longtemps en moi les idées de l’Éducation Nouvelle2. Mourad ne le sait pas vraiment, mais il me fait confiance. Il subodore, il pressent beaucoup de choses.

D’où cette question inspirée du paradoxe de la poule et de l’œuf : comment en tant qu’apprenant vivre une relation de confiance qui s’installe sans autres indices, pourtant ? Comment en tant que formatrice ou formateur en alpha installer ce climat de confiance quand on prend un groupe en charge ? Quels gages donner ? Si je paraphrasais Jean-Jacques Rousseau, je dirais : faisons confiance afin que la confiance vienne !3

Une autre approche de « l’estime de soi »

« Autrefois j’étais moins sûr de moi. Quand on se moque maintenant de moi, j’en ris moi-même. » Mourad, mai 2023

Le chemin vers le « Tous capables » de l’apprenant échappe souvent au formateur. En tant que professionnel, il a besoin de repères théoriques. La typologie du philosophe Paul Ricœur que j’évoque ci-dessous n’est pas un prêt à l’emploi pédagogique. Elle met la question de la dignité humaine au centre. Elle peut configurer une démarche pour l’action. Elle peut aider à restaurer l’image de soi, à réparer le vivant.

Face aux pédagogies technicistes, Ricœur envisage cinq chemins à emprunter : « (…) je considère tour à tour la capacité de dire, celle d’agir, celle de raconter, à quoi j’ajoute, l’imputabilité et la promesse. »4 « Pouvoir dire » renvoie à la production d’un discours sensé, adressé à quelqu’un. « Pouvoir agir » renvoie à la capacité de produire des événements, pas simplement « ce qui arrive » mais quelque chose qui introduit de la contingence, de l’incertitude, de l’imprévisibilité. « Pouvoir raconter » cherche à rendre les événements lisibles et intelligibles. « L’imputabilité », de nature morale, fait de l’agent humain l’auteur véritable de ses actes, responsable et susceptible de s’attribuer une part des conséquences de l’action. « La promesse » signifie que le sujet s’engage dans sa parole : il fera demain ce qu’il dit aujourd’hui. La promesse limite l’imprévisibilité du futur.

Nourrir « l’estime de soi », un processus de nature collective

Non, les sujets ne vivent pas seuls ! « Pouvoir dire » ? Le discours est adressé à une personne supposée capable d’entendre, de questionner, d’entrer en dialogue. « Pouvoir agir » appelle des interactions avec d’autres acteurs, qui peuvent nous rejoindre ou nous empêcher. « Pouvoir raconter » : tout récit suppose des protagonistes dans une intrigue, mais aussi des auditeurs. « L’imputabilité » nous rend responsable devant autrui ; plus étroitement, dit Ricœur, « elle rend le puissant responsable du faible et du vulnérable ». « La promesse » appelle un témoin qui la reçoit et l’enregistre. « Cette mutualité n’est pas donnée spontanément », ajoute-t-il. « L’idée de lutte pour la reconnaissance est au cœur des rapports sociaux modernes. »

Du dire au faire

L’exemple de Mourad et les réponses que je donne à sa demande, je sais, n’ont rien d’extraordinaire. C’est la philosophie et le débat anthropologique autour du « Tous capables » qui le permettent.

Ainsi, avec Mourad, nous avons commencé par revenir sur son récit de vie. Il me le lisait à voix haute et me le commentait. Mon idée était que nous allions peut-être le poursuivre mais, au départ, cela ne me semblait pas encore possible, il me fallait préalablement aborder avec lui d’autres questions :

  • Aborder la fluidité de sa lecture, penser au rythme de la phrase, voir à quoi servent les signes de ponctuation, lancer le texte vers le ciel, le rendre audible à la voisine d’en face.
  • Travailler parallèlement sur un support « presse ». Comprendre l’organisation du journal local, le paratexte, les questions de pagination, le rubricage. Trouver rapidement des informations telles que la météo, le programme de télévision. Lire le récit du match de foot de la semaine passée.
  • Travailler un texte littéraire à partir d’une page de Mondo de Jean-Marie Le Clézio5. « Construire le sens » : lire le texte, certes, mais aussi dessiner la scène, repérer les indices (de temps,
    de saison, de température).
  • Répondre à sa demande de faire des dictées et entrer dans le fonctionnement d’un manuel de grammaire.

Un outil change la donne

Mourad a accès depuis peu à un ordinateur. L’outil lui ouvre de nouveaux possibles :

  • La transposition sur écran du récit de vie qu’il a fait est un premier contact avec la notion d’ordinateur et avec son fonctionnement (clavier, etc.). Avec la découverte de b.a.-ba tels qu’enregistrer un fichier, le stocker au bon endroit, le retrouver, c’est la notion d’archive numérique qui se construit peu à peu.
  • Le travail sur une page de Mondo conduit à rechercher sur le web qui en est l’auteur, où il est né, qu’est-ce que le prix Nobel, où se situent les Mascareignes où il est né. À les comparer avec l’Afrique du Nord où est né Mourad. Nous voyageons.
  • L’expérience de pompier de Mourad nous amène à inventorier et nommer l’équipement que contient un camion de secours, à chercher sur le site de la Ville pendant combien de mois l’accès aux collines de Marseille est possible et à partir de quand il est interdit. C’est une manière de nous relier au proche, à la ville.
  • La dictée sur Ellis Island que Mourad choisit au hasard (!) nous conduit à comprendre qui a construit la statue de la Liberté, qui étaient ces migrants venus d’Europe, pourquoi une famine en Irlande à la fin du 19e siècle, quelles famines sévissent encore aujourd’hui dans le monde. C’est un peu d’histoire qui surgit.

Je veux insister…

Insister sur le « Tous capables » comme un des registres du travail de formation où la construction de sens est essentielle :

  • sens du travail avec une attention aux outils (papier, journal, livres, manuels, etc.) mais aussi avoir un cahier, un répertoire, un lieu où travailler ;
  • implication du sujet dans son histoire ancienne et actuelle ;
  • découverte de la navigation sur le web : comment discerner le vrai du faux, le message publicitaire de l’information factuelle ; comment nous méfier de notre crédulité, ne pas livrer nos données personnelles…

Insister en pédagogie sur l’autorité éducative, celle que décrit Philippe Meirieu, dont « l’enjeu est de proposer aux jeunes [et aux adultes] des formes d’engagement qui leur permettent d’adhérer sans s’aliéner »6, ce double mouvement d’attachement et de détachement qui va avec l’idée d’émancipation.

Insister sur la nécessité de se défaire de la norme scolaire. À quoi sert une dictée ? À compter le nombre de « fautes » ou le nombre de mots justes ? À recevoir une note ou à tenir un carnet de mots nouveaux, de verbes qu’on apprend à orthographier, à conjuguer pour les utiliser dans les temps présent, passé, futur, etc. ?

Insister sur l’intérêt de construire ses savoirs à travers des projets. Mourad intervient de plus en plus dans des colloques, se forme à intervenir en direction de la presse, d’acteurs du champ social, d’étudiants et d’enseignants. Il développe par le faire ce que Ricœur appelle de ses vœux : la capacité de dire, d’agir, de raconter, ainsi que l’imputabilité et la promesse.

« On se pose plein de questions. À la presse, on répond ouvertement. On ne se cache pas. C’est sans trucage. » Mourad, mai 2023

Le « Tous capables » : voir et se penser dans le monde

« Celui qui voit ne sait pas voir. Cette présupposition traverse notre histoire, de la caverne platonicienne à la dénonciation de la société du spectacle. (…) L’émancipation du spectateur, c’est l’affirmation de sa capacité de voir ce qu’il voit et de savoir quoi en penser et quoi en faire », dit Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé7.

Bref récit d’un stage mixte à Lire et Écrire : 15 apprenants, 15 formateurs rassemblés à Saint-Vaast8. Une expo se tient à Mons. Son sujet : Sisyphe, le Jour se lève. L’info reçue est très attrayante. Le musée propose une visite guidée pour une quinzaine de personnes avec un accompagnement à la clé. Or, nous sommes 30. Que faire ?

Il apparait rapidement que les formateurs, soucieux peut-être d’organiser une visite plus tard avec leurs propres apprenants, souhaitent la visite guidée. Le groupe des 30 personnes se scinde donc en deux. Odette Neumayer et moi nous retrouvons avec les apprenants.

Nous mettons très vite en place un atelier un peu improvisé, appelé Au musée. L’une des consignes proposées aux apprenants : « Réalisez quelques sketches d’une minute autour de ce qui se passe dans un musée. » Étonnement ! Ils ne sont pour beaucoup jamais allés dans un musée mais ils savent tout ce qui s’y passe : la surveillance des gardiens surtout en présence d’enfants ou d’adultes des classes populaires, l’obligation de ne pas franchir certaines marques au sol, de ne pas toucher les œuvres ou de trop s’en approcher, la possibilité de prendre des photos, d’acheter un livre, de boire un café.

Dans ce moment, quel bonheur de les observer se déplacer dans ce lieu sans contrainte, de les voir s’arrêter plusieurs fois de suite devant une même vidéo, de les voir s’approcher des photos. Celles-ci représentent « une vie humaine » en 100 photos prises année après année, en particulier : du bébé qui naît à l’ado qui se cherche, puis à l’adulte dans la vie active, souvent aussi parent, et, pour beaucoup, en charge du ménage et de la cuisine ; de la tendre enfance à l’avancée dans l’âge et à la mort. Certains participants finissent par se placer eux-mêmes devant tel ou tel personnage du même âge qu’eux, se prennent en photo et se comparent. Étonnement de voir ce qui s’imprime sur les visages, surtout référés à l’appartenance de classe marquant ses empreintes sur les corps. D’autres scrutent les sculptures anciennes, leurs yeux attirés par divers aspects (y compris les plus intimes !).

À nouveau tous rassemblés sur notre lieu de formation, il apparait que les uns sont devenus plus sachants et savants (mais fatigués d’avoir écouté), les autres émoustillés, curieux, ravis d’avoir fait une expérience en tous points inattendue : un « Tous capables » qui remplit les cœurs.

Si l’émancipation du sujet, c’est l’affirmation de la capacité de chacun et chacune de voir ce qu’il voit, de savoir quoi en penser et quoi en faire, il y avait là deux projets différents, deux usages de soi dont les enjeux diffèrent tout autant !

En guise de conclusion

Le « Tous capables » traverse en sourdine la pensée pédagogique du 20e siècle. Le terme apparaît tard, mais autour de lui ce sont des conflits de type politique et idéologique qui se mènent. De quelle société voulons-nous : stratifiée, égalitaire, solidaire ? De quelle pédagogie voulons-nous : un ensemble de pratiques qui devraient mener prioritairement à l’emploi ? De quelle éducation parlons-nous ? De quelle culture ? De quel respect des êtres humains ? De quel épanouissement de toutes et tous ? De quelle émancipation ? Ces débats sont plus que jamais d’actualité9. On y rencontre l’Éducation Nouvelle, mais aussi la Pédagogie Institutionnelle (PI), ou encore la pédagogie de Paulo Freire et d’autres mouvements liés à la décroissance, à la culture de paix, à l’action autour du climat, à la lutte contre les discriminations, aux droits humains, chaque fois qu’est mis au centre un projet de société humaine plus juste et moins prédatrice.

« Il faut oser. On apprend à n’importe quel âge. Je continue » Mourad, mai 2023

Le « Tous capables » est tout sauf une évidence, disais-je en introduction. Il oblige à déconstruire la logique des pratiques de formation usuelles, à questionner les choix que nous faisons en tant que formateur, à accompagner autrement les apprenants, à les emmener là où apprendre peut redonner du plaisir, susciter de l’inventivité en chacun, restaurer une estime de soi meurtrie par les exclusions vécues parfois depuis si longtemps. Il fait de nous des arpenteurs des longues durées.


  1. www.chainedessavoirs.org
  2. Voir : https://www.gfen.asso.fr/presentation_gfen/texte_d_orientation
  3. « Faites-en vos égaux, afin qu’ils le deviennent ! », disait Rousseau.
  4. Paul RICŒUR, Devenir capable, être reconnu (voir références complètes en fin de texte).
  5. J.M.G. LE CLÉZIO, Mondo et autres histoires, Gallimard, 1978. Voir par exemple :
    www.babelio.com/livres/Le-Clezio-Mondo-et-autres-histoires/20875
  6. www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/criseautorite.htm
  7. Pour les références de l’ouvrage, voir la bibliographie p. 58.
  8. Voir : Les membres de l’association L’illettrisme, osons en parler, Odette et Michel NEUMAYER, « L’illettrisme, on en parle nous-mêmes », un colloque dapprenants qui a notamment permis de dire qui on est et doù on vient, in Journal de l’alpha, n°166, novembre 2008, pp. 56-65, www.lire-et-ecrire.be/ja166
  9. Voir : www.convergences-educnouv.org